A propos de Mahé

A propos de Mahé

(Prosper Eve, Professeur d’Histoire Moderne, Président de l’AHIOI)

L’Histoire sert à présenter des événements passés à des époques précises, à transmettre aux nouvelles générations ce qui a été conservé comme mémoire de ces événements passés. Le propre des événements historiques est d’être des expériences que l’historien doit réactualiser ou revivre en pensée en passant par l’interprétation de documents. Le travail de l’historien consiste selon la belle expression de Humboldt à « rendre visible » un passé en donnant une unité rétrospective à ce qui n’a jamais existé que sous forme d’une irréductible diversité de vécus bien souvent confus de surcroît.  Comme le propre de sa construction, c’est d’être en quête d’un sens qui ne saurait être saisi immédiatement, son travail est une interprétation des traces laissées par le passé.  Leur connaissance est utile pour que les sociétés au fil du temps avancent et se détournent  des erreurs commises dans le passé, car la culture historique est au service de la vie. Il a été souvent répété qu’un peuple doit connaître son histoire pour pouvoir penser sereinement son avenir et bâtir une société toujours juste, plus fraternelle, plus solidaire et plus harmonieuse.  Autrement dit, l’historien établit un pont entre le passé et le présent.
L’historien présente les événements passés, il les sort du néant, de l’oubli, mais il n’est pas un juge, car l’histoire n’est pas un tribunal, l’histoire est une école de tolérance et non une école de distributions de bons points, de règlements de comptes. L’historien est de son temps, il est pétri des idées de son temps. Dès lors, il doit éviter l’écueil de l’anachronisme en faisant l’effort de se replacer constamment dans le contexte de l’époque de son sujet d’étude. Son action consiste toujours à reconstituer un puzzle, tout en sachant qu’il ne peut être qu’incomplet et  imparfait, tout simplement parce qu’il ne peut jamais disposer de toutes les sources nécessaires pour présenter la réalité dans sa globalité. L’historien est tributaire et dépendant de ses sources, il ne peut strictement rien écrire sans elles.
Compte tenu du manque flagrant de sources, toutes les sociétés ont le devoir de conserver précieusement les traces – qu’elles soient manuscrites, iconographiques, numismatiques, orales … - qui permettent à l’historien de mener sa tâche à son terme. Comme il fournit à ses contemporains des informations sur le passé,  il remplit envers eux un devoir de mémoire.  S’il a pu être dit pour les sociétés où l’oralité occupe une place majeure, qu’un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui disparaît,  la perte de tous les autres types de sources, dans toutes les sociétés, complique la tâche de l’historien. Elle lui est fatale, car elle ne lui permet pas d’éclaircir certains questionnements. Il est impérieux de conserver les sources pour que les faits passés puissent être réactualisés le mieux possible par l’historien. Tout bien patrimonial – peinture, sculpture, architecture - qui représente une source, peut aider  l’historien dans sa tâche.
L’être humain étant imparfait, il est vain de rechercher des êtres parfaits dans les sociétés à toutes les époques historiques : antique, médiévale, moderne ou contemporaine. De tous temps, et dans toutes les sociétés, certains ont mené  un combat pour éviter de commettre des excès, mais d’autres les ont commis en étant convaincus que leur manière de penser et d’agir étaient justes parce qu’ils étaient en adéquation avec les canons de leur temps.    
L’évocation d’une question historique devient problématique, lorsque la trace a été sciemment éliminée.  L’histoire est. Et elle est,  ce qu’elle est. Les événements historiques sont têtus, ils sont là, ils ont existé, par conséquent,  tous méritent d’être étudiés. Les nier c’est freiner les évolutions et se condamner à perpétuer des erreurs. Il ne peut exister de sujet tabou. Les faits les plus abominables comme les faits les plus glorieux doivent trouver leur historien. Les crimes, les vols, les guerres, les découvertes scientifiques, les créations artistiques sont des sujets dignes d’intérêt. Il en est de même des saints, des victimes, des héros et des malfrats, des bourreaux, des traîtres comme Figaro, des intellectuels, des scientifiques et des prolétaires. Mais pour pouvoir les aborder, l’historien doit disposer de traces. Le rôle de l’historien par son analyse et sa critique est de présenter tout événement avec la même rigueur, en utilisant toutes les sources, sans en cacher ou en éliminer certaines, sans les saucissonner  pour justifier une conclusion établie avant le début de ses travaux.
La Réunion ayant été colonisée définitivement à partir du XVIIème siècle,  son histoire est jeune. Force est de constater qu’elle a gardé peu de traces de l’époque de l’esclavage, notamment les instruments de tortures - chaînes, colliers, menottes, bloc. Si elle se retrouve dans cette situation, sans ces traces, c’est bien parce qu’elles ont été sciemment éliminées, dans le but d’accréditer la thèse de la douceur de l’esclavage sous les cieux réunionnais. Ceux qui ont commis ces forfaits ne peuvent être classés dans la catégorie des défenseurs de  la cause de l’histoire. La Réunion ne peut s’offrir le luxe de détruire aujourd’hui les traces qui permettent de parler de ceux qui ont cautionné l’esclavage, système inique d’exploitation de l’être humain par l’être humain, qui ont débordé d’imagination pour persécuter et châtier les esclaves qui se sont mis en marronnage pour recouvrer leur liberté, pour faire respecter leur dignité d’être humain, et qui n’ont guère milité pour son abolition. En ce début du XXIème siècle, La Réunion ne doit pas se distinguer par le massacre de biens patrimoniaux, pour faire table rase du passé, et pour faire croire que l’histoire de l’île a été un long fleuve tranquille, que tout s’est passé comme dans le meilleur des mondes.  Ceux qui ailleurs considèrent que cette politique est salutaire ont le droit de raisonner ainsi et d’agir en conséquence. Il faut rappeler que certains n’ont pas attendu 2020 pour contester la présence de Colbert dans les grands édifices nationaux en France hexagonale. Il s’agit d’un vieux combat qui trouve son point d’orgue en cette année 2020. Cependant, La Réunion doit suivre les leçons de ses aînés, qui ont accepté de supporter l’histoire même la plus insupportable, car l’histoire est l’histoire, elle ne peut se grandir en suivant les autres en simple mouton de Panurge en ne tenant aucun compte de son identité remarquable. Elle ne doit jamais oublier que le 20 décembre 1848, l’île n’a pas été mise à feu et à sang, par ceux qui ont subi le système le plus abject de son histoire.  Au contraire, elle doit apprendre son histoire pour faire corps avec elle, s’accepter telle qu’elle est, sans ajouter des enluminures ou des fioritures.  

 

Le débat actuel sur la présence de sa statue sur le Barachois est-il sain ? La réponse est oui. Pourquoi ? Parce qu’il permet de comprendre que l’histoire est une affaire d’interprétation.
    Au XIXème siècle, un débat a été mené sur l’œuvre de ce Mahé de Labourdonnais et les participants en ont conclu qu’il était de leur devoir  de perpétuer la mémoire de ce grand marin, qui avait une certaine idée de la grandeur de la France et qui a prêté son concours pour que la France puisse rivaliser avec les puissances de l’époque  (Angleterre, Provinces-Unies, Portugal, Espagne), notamment dans la zone de l’océan Indien, et construire la France ultramarine. Et depuis une vingtaine d’années, des voix s’élèvent pour contester en bloc cette  figure de l’Histoire, ils revendiquent un droit d’inventaire, ils dénoncent un mensonge.
    Qui pourrait le glorifier dans cette zone géographique ? Les Mauriciens, à coup sûr, puisqu’il a doté leur pays d’un vrai port, le Port-Louis. Mais ce qu’il a été capable de faire à Maurice, il s’est gardé de le faire à La Réunion. A ses yeux, La Réunion ne méritait pas plus qu’un pont-volant qui s’est envolé avec les vents cycloniques et les derniers vestiges ont subi ensuite l’usure du temps.
    A La Réunion, les Dionysiens peuvent le glorifier puisqu’il a été à l’origine du déclassement de Saint-Paul et de l’élévation de Saint-Denis au rang de capitale.
    Mais qu’a-t-il fait pour La Réunion ? Pas grand-chose. Certes, il a imposé la culture du manioc pour que les esclaves ne connaissent pas la famine ou la disette. Mais, il s’est surtout illustré en recrutant des esclaves pour participer aux guerres menées pour assurer la présence française en Inde   et en amplifiant la chasse aux esclaves marrons. Sur ce dernier plan, le tableau n’est guère élogieux.
    Ce débat autour de ce personnage apporte la preuve que l’histoire ne doit jamais être présentée de manière binaire, mais dans toute sa complexité. Le devoir de chaque être humain est d’accepter l’histoire dans sa complexité.
    C’est pourquoi certains proposent qu’à côté de chaque monument contesté une plaque explicative faisant ressortir les ambiguïtés de l’œuvre du personnage soit apposée.
    Sur cette place du Barachois un autre personnage pose problème. Lors de l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1945, Sarda Garriga, envoyé par les républicains en 1848 comme commissaire de la république pour appliquer le décret d’abolition de l’esclavage, a été porté aux nues, il a bénéficié d’une place. Ce travail de glorification est continué aujourd’hui par une association qui est à l’origine d’une stèle et d’un buste. En s’appuyant sur le point de vue des colons de l’époque, ces sarda-garriphiles soutiennent que ce surhomme a le grand mérite d’avoir réalisé sa tâche sans provoquer une mise à feu et à sang de la colonie. C’est là leur interprétation des faits. Mais ce qui est souvent dit des descendants d’esclaves aujourd’hui prouve qu’une autre interprétation est possible.
    Ils sont accusés  de ne pas avoir réussi à percer,  c’est-à-dire qu’ils n’ont pas réussi à faire de leurs fils des grands commerçants, des avocats, des médecins, des recteurs, des directeurs de sécurité sociale.  Pourquoi ? Parce que de 1848 jusqu’au milieu des années 1960, aucune politique n’a été mise en œuvre pour qu’ils puissent s’affirmer et s’épanouir au sein de cette société. Lorsqu’au lendemain de l’abolition de l’esclavage, des prêtres démocrates ont réclamé le partage des terres non encore distribuées en leur faveur, à savoir les terres des deux Plaines, ils ont été expulsés de la colonie par Sarda Garriga.  
    Dans cette île, on se paie le luxe de glorifier les criminels La Buse et Sitarane. Ils font la gloire de romanciers, d’auteurs de BD et de  documentaires.
    Alors en ce début du XXIème siècle, qu’y a-t-il de bien à faire ?
    C’est de ne pas rester les bras croisés et le sourire aux lèvres,  lorsqu’un descendant d’esclaves est humilié, jeté en pâture dans cette société et verse des larmes amères, alors qu’il ne cherche que le respect des règles de droit.
    C’est de ne pas rester les bras croisés et le sourire aux lèvres,  lorsqu’un bien patrimonial appartenant à une esclave est volé pour être attribué au pirate criminel, La Buse.
    C’est de ne pas rester les bras croisés et le sourire aux lèvres, lorsque pour atteindre soi disant un Blanc, tous les textes législatifs sont exploités  pour nuire aux intérêts d’un descendant d’esclave. C’est de ne jamais approuver tous ceux qui cautionnent une telle forfaiture.
    C’est de ne pas rester les bras croisés et le sourire aux lèvres, lorsque des politiques décident de sacrifier sur l’autel des profits faciles un bien patrimonial fréquenté par des esclaves, tel que la prison Juliette Dodu.   
    Bref, il faut agir pour que tout ce qui n’a pas été entrepris entre 1848 et 1965 en faveur des affranchis et de leurs descendants qui ont tant aimé cette île et qui ont donné leur vie pour cette île, le soit maintenant. C’est la tâche la plus palpitante.

Posté le : 02/07/2020

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